[1er post] Le fiancé perdu...

La ruelle était calme, et tout la ville paraissait s'assoupir peu à peu dans la brume crépusculaire qui l'enveloppait déjà. Le ciel de la belle Angletterre se teintait d'un bleu profond, là où il restait visible du moins, car d'épais nuages commençaient à s'ammonceler au-dessus des têtes, menaçant de libérer sous peu des trombes d'eau glacée.

Armel détacha son regard de la voûte céleste, pour le reporter sur ses mains, blanches et arachnéennes, sagement posées sur ses genoux. La voiture noire se profilait comme un félin de métal, glissant au détour des rues dans un ronronnement discret, ses roues bruissant sur les pavés humides. Son chauffeur était des plus silencieux, et il n'allait pas s'en plaindre, bien au contraire. Le silence était un trésor précieux pour lui, plus encore quand il savait ce qui l'attendait le soir même...
Le jeune homme poussa un profond soupir en élevant l'une de ses mains à son front, pour tenter de chasser quelques mèches de sa chevelure noire et fluide. Geste inutile, elles reprenaient toujours leur place initiale. Ses yeux, d'un même noir profond, se promenèrent sur le paysage londonien qui défilait lentement derrière la vitre du véhicule. Ce soir...il allait se fiancer.

Rien que le fait de le penser le mettait mal à l'aise. Se fiancer. A à peine dix-neuf ans...
Cela aurait pu aller s'il était profondement amoureux de sa promise. Mais non.
Amanda Waynes était une belle femme, une bien belle rousse aux yeux de jade, d'un an plus âgée que lui et surtout fille d'un riche aristocrate, mais totalement opposée à lui. Elle aimait bouger autant que lui aimait rester chez lui, elle adorait dilapider sa fortune autant que lui se battait pour la reconstruire.
Ils n'iraient pas loin, tous les deux...

Armel soupira une seconde fois. C'était ses parents qui en avaient décidés ainsi, et il ne pouvait plus s'y opposer. C'était trop tard. Bien trop tard. Il ne restait que quelques minutes environs avant que cette limousine ne s'arrête devant la demeure des Waynes...
Le jeune étudiant en droit tâtonna la poche de sa veste noire impeccable. L'alliance d'argent destinée à Amanda s'y trouvait, simple anneau brillant qui allait l'enchaîner pour toujours à elle. Sa vie prenait un détour assez déplaisant, quand il y songeait. Et aucune alternative n'était possible...
Armel leva son regard vers le chauffeur, toujours aussi silencieux, lorsqu'un bruit étrange les fit sortir tous les deux de leur mutisme. Un bruit caractéristique, qui ne pouvait provenir que du moteur du véhicule. Son conducteur eut tout juste le temps de se déporter sur le trottoir que le moteur calait.
Un silence pesant s'installa alors dans la voiture. On n'entendait plus que le fin et sourd clapotis de la bruine au-dehors. Puis finalement, le chauffeur osa tourner la tête vers son passager et dire d'une voix étonnée et embarassée:

"Excusez-moi, mylord...je vais voir ce qui ne va pas..."

Sans qu'Armel ait besoin de répondre, l'autre sortit de la voiture en deux claquements de portière et se dirigea vers le capot.
Le jeune fiancé plissa les lèvres, plutôt préoccupé. Une panne à un pareil moment? C'était un cadeau empoisonné...
Poussant un soupir, le brun en costard sortit à son tour de la voiture et rejoignit d'une démarche feutrée mais nerveuse le chauffeur plongé dans le moteur, l'air intrigué.

"Quel est le problème?" Demanda-t-il posément, d'une voix grave et profonde qui ne trahissait aucunement son anxiété.
Le conducteur hésita un moment, puis secoua la tête:

"Je ne sais pas, mylord...Je suis vraiment désolé, je..."

Armel l'interrompit d'un soupir, avant d'esquisser l'un de ses sourires étranges. Il tapota l'épaule du pauvre homme et fit d'un ton égal:

"Allons, allons ^^...je n'ai qu'à rejoindre la Maison Waynes à pied, elle n'est pas si loin... Vous, essayez de la réparer, je ne peux malheureusement pas attendre..."

Le chauffeur, apparament très gêné se confondit en excuses et reprit son examination plus que déterminé.
Armel leva ses yeux noirs vers le ciel, puis se mit à marcher d'un pas tranquille, en direction d'un carrefour sombre et plongé dans la pénombre.
Pourquoi n'y avait-il aucun réverbère, de ce côté? Enfin... ce n'était pas le genre de question que pouvait se poser un jeune homme en retard pour ses fiancailles...
Il pressa sensiblement son avancée, et bientôt il bifurqua dans la ruelle de gauche, là où d'après ses souvenirs devraient bientôt se profiler la maison Waynes.

Le jeune homme avait plutôt l'air calme, à présent. Après tout cette panne n'était pas si dramatique. Il arriverait légèrement en retard, mais il avait une bonne excuse...Un nouveau petit sourire se remit à flotter sur ses lèvres, insaisissable, inexplicaque.
Ravenson écouta le silence nocturne avec un air détendu. Aucune lumière, que ce soit celle d'un réverbère ou celle d'une fenêtre ne venait éclairer ce pan de rue. Il dut faire attention à sa démarche, histoire de ne pas s'étaler lamentablement dans une flaque d'eau et réduire à néant son superbe costume noir.
Seul son pas se faisait entendre, avec la bruine tintinabulante qui perlait ses cheveux et sa peau de perles de pluie délicates, et la très lointaine rumeur de la ville. Le coin était très calme, il s'étonnait même que sa si agitée fiancée puisse vivre dans des environs pareils...
A cette pensée, son sourire s'étira quelque peu. Amanda était amusante. Il n'était pas amoureux d'elle, mais qui sait, le temps aurait peut-être raison de son indifférence...
Le jeune homme s'arrêta soudainement. Un frisson glacé avait parcourut son échine, sans qu'il sache quelle en était la raison. La ruelle était toujours aussi déserte, aussi calme...un terrain vague au bout de la rue, des maisons aux façades nues et mornes, des poubelles vides. Ni homme, ni chat, ni âme...
Armel glissa une main dans ses cheveux, puis reprit sa marche, intrigué. Il avait eut une drôle d'impression, mais il devait certainement mettre ça sur le compte de l'anxiété...

Puis, il leva les yeux. Et il la vit.
Ses yeux s'arrondirent sensiblement. Un manoir, une demeure se dressait à la place du fameux terrain vague qu'il avait distingué tout à l'heure. La silhouette de la maison se découpait dans le ciel nuageux, et une sorte d'aura indescriptible l'entourait. Pourquoi prêtait-il autant d'attention à ce manoir? Il avisa les grilles de fer forgé qui fermaient la propriété.
Il s'était de nouveau arrêté, sans vraiment s'en rendre compte. L'obscurité lui avait certainement joué des tours, pour qu'il ait cru voir un simple terrain vague au même endroit. Armel reprit son avancée, devenue un peu plus nerveux. La bruine s'était transformée en pluie, et il rentra la tête dans les épaules en vaine tentative pour échapper aux gouttes glacées.
Pourquoi...
Mais pourquoi ne voulait-il pas dépasser ce portail, continuer son chemin et rejoindre sa future épouse, les Waynes et sa propre famille?
Il s'étonna de sentir sa main s'enrouler autour du fer froid du portail. Que faisait-il? Pourquoi voulait-il entrer sur cette demeure, en sachant que cela ne plairait peut être pas à ses résidents? Il devait faire demi-tour, ne pas pousser cette porte et pénétrer dans cette propriété.
Alors pourquoi le faisait-il, justement?
Le portail se referma derrière lui dans un grincement sinistre, puis un nouveau frisson lui parcourut le dos. Il se retourna, chercha à l'ouvrir à nouveau, à sortir. Mais non, une sorte de photo figée remplaçait l'extérieur. La pluie semblait suspendue, même l'atmosphère au-delà des grilles.
Son coeur s'emballa, de même que sa respiration.
Il fit volte-face pour contempler le Manoir, qui paraissait presque le narguer de ses contours précis et mystérieux à la fois. Se connaissant, il savait qu'en s'affolant ainsi, il allait faire une crise d'asthme.
Non, tout sauf ça.
Le jeune Lord prit quelques minutes pour retrouver contenance, et une fois apaisé, il étira un petit sourire bien à lui. Il n'aurait qu'à demander aux résidents de le laisser gentiment sortir parce que sa chère et tendre l'attendait sûrement à l'heure qu'il était...
Le gravier de l'allée crissa sous ses pas alors qu'il se dirigeait vers le manoir. Etonnament, de ce côté-ci du portail, il ne pleuvait plus...tant mieux.


Armel étira un petit sourire, observant le portail en contre-bas de l'allée principale. Les bras croisé, les cheveux coiffés négligement s'agitant autour de son visage pâle et presque amusé, il se contentait de fixer le portail qu'il n'aurait jamais du franchir.
Il se souvenait exactement de son arrivée au Manoir Harland. Cela remontait pourtant déjà à six mois. Six mois qu'Amanda Waynes avait perdu son fiancé, six mois que ce pauvre chauffeur avait égaré son passager, six mois que les Ravenson avaient perdu leur unique héritier.
Et quoi? Son monde à lui ne s'écroulait pas. Il n'avait qu'à attendre patiemment que cette demeure de cauchemards le libère un jour, si cela entrait dans les possibilités futures...
Le jeune homme leva son regard doux et sombre vers le ciel, élevant machinalement sa main pour repousser ses cheveux toujours aussi indisciplinés. A son annulaire gauche scintillait faiblement son alliance de fiançaille, celle qu'il aurait du offrir à une certaine jeune femme.
Armel resta un long moment songeur, à contempler le ciel immuable qui surplombait le Manoir, et aussi ce fameux portail, et la vision immuable de cette rue londonienne sous la pluie du crépuscule...

Ambroise, après une représentation du "Trouvère" ou "Il Trovatore" de Verdi à l'opéra où il interprétait Manrico (le trouvère en question dans l'oeuvre) avait décidé de se ballader un peu avant de rentrer chez lui. La représentation, comme toujours, avait été couronnée de succès, Ambroise étant devenu un ténor réputé et très "prisé", ce qui n'était pas pour le laisser insensible et satisfaisait pleinement son égo. Mais après cette représentation passionée, après cette ivresse délicieuse, il avait voulu profiter de l'air frais de la nuit, le vent se plaisant à caresser son visage et à se perdre dans ses cheveux sur lesquels glissaient quelques fines goutelletes de pluie, reflétées par les lueurs des réverbères en milles éclats scintillants. Ambroise marchait calmement, un peu pensif, loin de toute l'agitation qui régnait dans les loges et dans le hall après la représentation. Il repensait à sa soeur et à sa mère, mortes maintenant, ouvrant le médaillon pour les contempler...Elles étaient toutes les deux magnifiques, mais étrangement, sa soeur ressemblait à son père physiquement, tandis que lui ressemblait presque trait pour trait à sa mère...Cela ne l'avait pas empêché d'éprouver pour sa soeur un amour incestueux, partagé d'ailleurs, qui avait valu qu'on les sépare quand son père découvrit ce qu'il appella une "monstruosité"...Le terme de "monstre" revenait si souvent pour désigner Ambroise...
C'est lors de ce voyage qui avait pour but de séparer Ambroise de sa soeur en envoyant la jeune fille dans un pensionnat français qu'elle fut attaquée avec sa mère qui l'accompagnait, trouvant la mort après d'horribles soufrances. C'est alors qu'Ambroise devint dément, son âme devant une telle atrocité se réfugiant dans son univers, ce monde parallèlle onirique. C'est l'Art qui lui permit de survivre, et c'est pourquoi il décida d'y consacrer sa vie, ce qui déplut fortement à son père qui le mit à la porte. Heureusement, malgré des débuts fort difficiles, il vivait très bien maintenant, loin de posséder la fortune dont il avait pu jouir durant sa jeunesse, mais le plus important était qu'il pût exercer sa passion grâce à son succès.
Néanmoins son visage songeur ne trahissait pas sa douleur face à ces souvenirs de son passé lugubre, et beaucoup auraient pu le croire plongé dans de douces rêveries. Il avançait tel un spectre, errant dans ce bas-monde en quête d'un bonheur et d'un amour perdu.C'est pourquoi il ne s'aperçut pas tout de suite où ses pas l'avaient mené. C'est seulement lorsqu'un frisson lui parcourut l'échine qu'il sembla s'éveiller...Il examina les alentours, cette atmosphère lugubre dans l'obscurité régnant au sien de cette ruelle sordide, et ce terrain vague s'étendant étrangement au milieu de la ville...Il s'avança, attiré vers cet endroit pour des raisons qu'il ignorait, tout son être semblait lui crier de ne pas faire un pas de plus, et pourtant il ne pouvait, il ne voulait lutter contre cette envie de rejoindre ce terrain apparemment banal...mais les apparances peuvent être trompeuses, et c'est présentamment le cas, puisque soudain il vit se dresser une bâtisse immense derrière une grille en fer forgée. Quelque chose hurlait maintenant en lui de s'enfuir, de retourner chez lui, de courir loin, le plus loin possible de ce qui l'appelait et pourtant il n'y prêtait pas garde, ignorant cette voix, comme hypnotisé par cette demeure, ses yeux brillant d'une lueur intense, il avançait lentement et sûrement vers ce portail, déterminé et sûr de lui, et pourtant beaucoup l'auraient pris pour un fou rien qu'à l'expression de son visage. Sa main, une main délicate et féminine, empoigna l'un des barreaux qui se dressaient entre lui et le manoir, et il poussa le portail avant d'entrer pour enfin rejoindre la bâtisse qui l'attirait irrésistiblement, se fichant éperdumment de ce que pourraient dire les propriétaires, d'ailleurs il n'y avait même pas pensé une fraction de seconde. Il fit quelques pas et aperçut un jeune homme. L'être avait une apparence juvénile, un visage très agréable, un corps frêle, peut-être moins quand même que celui d'Ambroise, et surtout quelque chose que le chanteur d'opéra avait pratiquement perdu depuis fort longtemps : la paix. le jeune homme qui lui faisait face semblait serein, un sourire tranquille éclairant doucement son visage. Ambroise le dévisageait, paraissant envieux et jaloux envers cette personne apparemment insouciante qui semblait jouir d'une quiétude qui ne venait le visiter que rarement, son visage affichant une expression étrange, l'artiste étant envahie de bien des sentiments confus et contradictoires. Il fut soudain tiré de sa contemplation par un bruit: le portail s'était refermé. Il se retourna, et...à la place de la rue apparaissait comme une photographie de l'extérieur tel qu'il était avant qu'il n'entre dans la demeure. Les yeux hagards, exorbités sous l'effet de la stupeur, sa bouche ouverte à cause de la surprise, Ambroise fixait cette image d'une ruelle de Londres suspendue dans le temps...Il se précipita vers le portail, cherchant à l'ouvrir, mais il ne pouvait rien faire, prisonnier de ce lieu qui hypnotisait les passants tel un serpent avant de les dévorer et les garder prisonnier en son antre.Il se retourna vers le jeune homme, paraissant complètement dément et hystérique tandis qu'il criait, exigeant des explications.

"Ce n'est pas possible! Que...Que signifie ceci! Quel est ce jeu! Qu'avez-vous fait? Et pourquoi?!"

Il était affolé comme il l'avait rarement été, et son esprit n'était même pas effleuré par l'idée que le jeune homme qui lui faisait face ne soit pour rien dans ce phénomène, le fixant comme s'il avait été une créature aux pouvoirs immenses qui cherchait à s'amuser à ses dépens.

Armel était resté un bon moment rêveur, à observer la Grille d'Entrée du domaine Harland et cette frontière floue entre le vrai monde et le Manoir.
Son immobilité, ses vêtements sombres, sa peau d'une pâleur anémique qui faisait ressortir la douce noirceur de ses yeux, sa chevelure brune et éthérée que le morne vent froid faisait danser autour au son visage...il semblait être un fantôme, ainsi planté au milieu de l'Allée centrale, avec son sourire aux lèvres.

Alors que son esprit continuait de dériver comme un cours d'eau tranquille, passant des différents évènements étranges depuis son arrivée -très nombreux et inexplicables- et les souvenirs précieux qu'il gardait son existence outre-Harland, il entendit un bruit grinçant très caractéristique.
Armal battit des cils en redescendant sur terre, et ses yeux noirs comme la nuit s'abaissèrent avec une surprise subtilement voilée sur le nouvel arrivant.
Un homme venait de passer le portail. Oh, Misère. Si la Nature avait fait Armel plus vif, il se serait empressé de lui conseiller de s'en aller, tant que le passage était ouvert...
Nouveau grincement, ledit portail s'était refermé dans un lourd grincement, comme pour le narguer. C'était trop tard pour lui, hélas.

Le jeune homme plissa les lèvres, et reporta son attention sur le nouveau prisonnier du Manoir Harland. Ce dernier avait une allure des plus singulières qui lui fut donné de voir...il était sûr et certain qu'il s'agissait d'un homme, et pourtant, son visage était d'une telle finesse, d'une grâce suave qu'il en arrivait à douter de son jugement. Sa taille gracile accentuait cette apparence androgyne, de même que certains autres détails de sa physionomie...
Armel arqua un sourcil, poursuivant son étude physique du nouveau-venu. De longs cheveux d'un beau blond argenté, une peau pâle, des yeux qui lui paraissaient bleus depuis son emplacement. Une personne tout à fait charmante en somme.
Il observa calmement, presque avec un certain détachement le pauvre jeune homme s'affoler, et tenter de rouvrir le portail. Il se souvenait avoir réagit de la même façon, et cela le faisait sourire.
Que pouvait faire un papillon pris dans une toile d'araignée, sinon s'agiter?

Or, c'est avec son sourire à la fois amusé et mélancolique que le trouva Ambroise, lorsqu'il se retourna vers lui. Le blond, à juste titre d'ailleurs, se mit à crier son incompréhention, allant même jusqu'à accuser Armel d'être l'auteur de ce triste sortilège.
Le brun haussa les sourcils, passablement étonné, puis afficha un nouveau sourire... un peu compatissant, un peu gentil, un peu moqueur? Allez savoir. Bref, il sourit et se contenta de secouer négativement la tête, affichant un air passablement désolé.

"Je n'y suis pour rien, soyez-en assuré"

Sa voix était comme à son habitude d'un calme presque irritant, plein de nuances à peine saisissables. Le jeune homme aux cheveux noir de jais croisa les bras d'un geste machinal en sembla rêvasser l'espace de quelques secondes, ses yeux sombres s'égarant de nouveau sur le ciel nuageux d'une asphyxiante opacité qui surplombait le Manoir.

Ce ton calme fut comme une douche glacée pour Ambroise, mais qui associée au sourire étrange de ce jeune homme mystérieux le conforta dans son opinion. Visiblement l'autre s'amusait de cette catastrophe, même s'il paraissait sincère en prétendant n'être pour rien dans ce maléfice...Le chanteur d'opéra plissa les yeux, examinant le jeune homme d'un regard pénétrant. Celui-ci semblait se moquer de sa présence, pensant à autre chose, ses yeux d'un noir intense levés au ciel, ce qui eut pour effet de commencer à l'irriter. Comment pouvait-on l'ignorer, lui, Ambroise de Lusignan, et trouver du divertissement alors qu'il était dans cette situation délicate.

Ambroise, habitué à être admiré avait de plus en plus de mal à supporter le dédain, le mépris, ou l'indifférence. Le jeune homme qui lui faisait face avec beau avoir un ohysique pour le moins agréable, son attitude, si il n'en changeait pas, était assez énervante. Il reporta son regard sur le manoir. La demeure et les alentours semblaient immenses et magnifiques, ce qui était loin d'être pour déplaire au chanteur, habitué à un certain luxe. De plus, s'il devait rester prisonnier d'un endroit pour une durée inconnue, autant que ce lieu soit agréable. Heureusement, cela semblait le cas. Il y avait au moins un avantage à être ici appparemment. Mais si les apparences étaient charmeuses jusqu'à maintenant, que ce soit celle de ce jeune homme ou de cette propriété, qui sait ce qu'elles pouvaient bien cacher.

Le chanteur, resté immobile jusqu'à présent, s'avança vers son interlocuteur d'une démarche fluide, gracieuse et féminine, le dernier terme semblant pouvoir s'appliquer à la moindre parcelle de son être. Il fixait de nouveau Armel, mais sans le dévisager de la même manière suspicieuse qu'au départ. Au contraire, une fois arrivé en face de lui, il lui adressa un sourire charmeur, se sentant en pleine possession de ses moyens et ayant retrouvé son assurance, son regard et ses manières étranges ainsi que sa superbe voix qu'il fit entendre dans un murmure suave.

"Pardonnez mon emportement premier, mais si vous n'êtes pour rien dans ce sortilège, vous devez le subir vous aussi et donc comprendre ce que je ressentis dans les instants qui suivirent ce phénomène que je ne m'explique. Par contre, il est peut-être en votre pouvoir de m'informer plus amplement au sujet de ce lieu et de notre emprisonnement, monsieur...?"

Sa phrase, bien que n'étant pas formulée sous forme d'interrogation, mis à part le dernier mot concernant le nom de son interlocuteur, était fortement suggestive et attendait une réponse qui, il l'espérait, l'aiderait à mieux comprendre ce qui se tramait en cet endroit où semblait régner une malfaisante magie. Son changement d'attitude si soudain pouvait paraître bizarre, irrationnel et surprenant, mais ce n'était pas étonnant quand on connaissait le personnage. Ses yeux bleus et or fixés sur Armel ne dévoilait pas le plaisir qu'il avait à le regarder, l'obscurité l'aidant à dissimuler ses pensées bien que la lune trouvât quelques échos d'argent dans sa chevelure aux douces ondulations, éclats trop faible pour apporter des lueurs sur son visage, certaines parties cachées par des mèches indisciplinées.

Le ciel était gris, couvert d'un manteau épais de nuages. Comme tout le temps. Cela ne changeait guère au Manoir Harland, étrangement.
Armel était habituellement rêveur, et il n'attachait jamais d'importance concrète aux choses comme aux gens. Même si Ambroise était un homme plutôt singulier, il s'en était fallut de peu pour que le jeune Ravenson se perde dans une contemplation du ciel...

Ce fut le sourd crissement du gravier qui tira le brun de sa rêverie. Il abaissa son regard noir et tranquille pour constater que le nouvel arrivé s'avançait vers lui d'une démarche...hm, fort peu virile. Armel haussa ses sourcils d'un demi-millimètre, et son sourire s'étira très lègèrement. Cet homme avait une façon de marcher fluide, presque féline. Féminine? Aussi.
Le jeune aristocrate n'esquissa pas un seul mouvement jusqu'à ce qu'Ambroise parvienne à sa hauteur. Vu de près, et même sans grande source de lumière à disposition, Armel eut tout loisir de détailler un peu plus précisément son visage. Toujours aussi féminin, exquisement fin et bien dessiné... Ses yeux, qu'il avait vu au premier abord seulement bleu, se trouvaient alors parés également d'un or très beau.
Ravenson lui adressa un petit sourire, ses propres yeux, noirs comme la nuit, se plissant très légèrement à la manière d'un chat. On pourrait croire à son expression indescriptible qu'il se moquait d'Ambroise, mais ce n'était pas le cas. Cette infime nuance de son sourire et de son regard indiquait une certaine bienveillance, mais à peine perceptible...

Le chanteur se mit à parler, d'un timbre si différent de ses précédents cris hystériques qu'il en devenait surprenant: a présent, sa voix était de sucre et de miel... Or, le brun se contenta juste de sourire en l'écoutant attentivement.
Lorsque sa phrase prit une tournure interrogative, Armel décroisa machinalement ses bras pour porter l'une de ses mains à son front, reprenant momentanément son éternel combat contre ses cheveux désordonnés, avant de répondre d'une voix toujours aussi calme et détachée:

"Ravenson. Armel Ravenson..."

Le jeune homme plongea son regard dans celui d'Ambroise, puis lui adressa un autre petit sourire avenant. Il prenait son temps -peut-être le faisait-il exprès- pour répondre aux interrogations du chanteur d'opéra...
Il détourna ses yeux du blond, pour le reposer machinalement sur le portail clos derrière lui. Avec un léger soupir, immédiatement suivit d'un sourire plus qu'énigmatique, il reprit:

"Emprisonnement, sortilège, phénomène...Vous trouvez de bien étranges mots pour qualifier votre arrivée...Enfin..."

Nouveau sourire. Nouveau regard de chat. Armel tourna la tête pour voir un pan du Manoir où ils vivaient tous dans un chaos ordonné des plus fous, puis accompagnant sa parole d'un vague geste de main, il ajouta:

"Voici le Manoir des Harland. Ces hôtes sont tout à fait...charmants, et ils sauront certainement vous procurer une chambre d'ami pour la nuit ^^ "

Armel souriait de plus belle, avec un léger accent amusé cette fois. "Pour la nuit"...tss.

Ambroise avait l'impression d'être retourné dans sa jeunesse, face aux jeunes aristocrates tous plus sournois les uns que les autres. Armel était tout comme eux courtois, charmant, charismatique, mais paraissait aussi garder d'obscurs secrets. Il observait attentivement Armel, d'un regard pénétrant, ne voulant pas qu'aucun détail lui échappe. Il faisait attention à la moindre chose, même celle qui paraissait la plus anodine. Il fallait savoir déceler le sens caché des phrases, surtout lorsque son interlocuteur semble vouloir en dévoiler le moins possible...

Il sourit à son interlocuteur, confiant en lui-même et voulant afficher l'image d'un homme charmant. Il répondit calmement et doucement, paraissant murmurer, comme toujours, une envoûtante mélodie.

"Armel Ravenson...je suis enchanté de faire votre connaissance. Je me nomme Ambroise de Lusignan."
Il ne savait si ce nom évoquerait quelque chose pour le jeune homme, malgré sa réputation, il n'attendait donc pas de réactions particulières de la part de son interlocuteur. Il observa une nouvelle fois le manoir que lui montrait Armel avant de reposer son regard sur le jeune aristocrate.
"Il est heureux qu'ils sachent acceuillir leurs prisonniers...Car attirer les gens pour les retenir en cette demeure sans se soucier que ce soit contre leur gré, ce n'est rien d'autre qu'une sorte de séquestration."

La façon dont Armel avait dit charmant lui avait parût trop étrange pour qu'il le croit, et il doutait de pouvoir ressortir le lendemain de cette magnifique demeure, même si rien ne l'empêcherait d'essayer une fois qu'il aurait exploré les lieux à sa guise. Il espérait qu'on lui laisserait au moins la chambre plus d'une nuit s'il devait rester ici pendant des jours, ou qui sait, peut-être même des semaines, des mois, des années. En effet, comment savoir à quoi s'attendre en ces lieux où tout et tous lui étaient inconnus, et où les règles qui régissaient le monde au dehors semblaient ne plus avoir cours ici?!

Ambroise gardait néanmoins, malgré sa légère inquiétude qu'il cachait, son calme et son assurance habituelle, ne voulant donner aucun motif de réjouissance au jeune sieur Ravenson, il aurait assez du souvenir de ses cris et de sa frayeur première. Armel l'avait vu vulnérable alors, en état de panique, ayant perdu tous ses moyens, et il détestait donner cette image. Il n'aimait pas qu'on le voit en position de faiblesse, et c'était le cas lors de son entrée. Il reprit après un instant de silence, sur un ton courtois :

"Mais accepteriez-vous de me faire visiter les lieux et de m'expliquer comment obtenir une chambre...?"

Armel s'était complètement tourné vers le Manoir, l'observant d'un oeil pensif, comme s'il y prêtait pour la première fois attention. Il était certes majestueux, mais surtout emprunt d'un mystère fort troublant...lui-même avait éprouvé une morbide attirance pour la bâtisse, lors de son arrivée. Que dire de l'intérieur et des résidents? N'importe qui étant normalement ancré dans des convictions rationnelles aurait vite perdu la raison, ou bien plus encore...

Le brun coulaun regard en biais assez amusé vers Ambroise, qui venait de se présente rà son tour. Son prénom était autant charmant que rare, ça lui plaisait bien, en fait...
Le blond cantateur fit une remarque qui arracha un sourire le jeune aristocrate. Il employait encore les termes de "prisonnier" et de "séquestration"? Lui se voyait plutôt comme un invité temporaire...mais comment savoir s'il sortirait un jour de la demeure Harland? Il n'en avait que la conviction, une sorte d'espoir, qui était symbolisé par l'alliance qu'il portait toujours à son doigt...
D'ailleurs, il éleva machinalement sa main pour faire jouer l'anneau d'argent autour de son doigt, le regard dans le vague et affichant toujours un petit sourire en coin, comme à son habitude.
Il se garda bien de répliquer à ladite remarque d'Ambroise, mais continua de l'écouter avec attention. Le jeune homme aux yeux d'or et d'azur avait retrouvé toute sa superbe, c'était un bon point...
A la demande du chanteur d'opéra, Armel battit lentement des cils, pensif. Jetant un regard au Manoir comme pour lui demander silencieusement son avis sur la question, il étira un léger sourire avant de répondre d'un ton galant:

"Ma foi...vous faire visiter l'ensemble du domaine serait une tâche bien ardue ^^ surtout si l'on prend en compte certains petits...détails. Quant à obtenir une chambre, c'est bien plus simple qu'il n'y paraît, croyez-moi."

Décochant un immense sourire au nouvel arrivant, il ne semblait même pas se rendre compte que sa réponse n'était pas très claire, voire plutôt obscure. Peut-être le faisait-il exprès, mais si c'était le cas, il n'en montrait absolument rien. Libre à Ambroise d'interprêter comme il l'entendait le fameux sourire de Ravenson...

Ambroise observait le jeune homme, curieux de savoir quelles pensées pouvaient bien lui traverser l'esprit, que ce soit à son propos ou concernant la demeure. Néanmoins il revint à la discussion, esquissant un sourire aux propos du chanteur d'opéra en ce qui concernait son emprisonnement. Ambroise le prit assez mal, mais garda ses impressions pour lui. Il détestait que l'on s'amuse à ses dépens, et il prenait comme une moquerie le fait que cela divertit le jeune homme brun. Il n'était pas fou, il en était certain, et il savait bien qu'il devait y avoir de sombres envoûtements en cette bâtisse ancienne.

Puis le dialogue dériva sur la question d'Ambroise, à laquelle Armel répondit de manière toujours évasive. Ses réponses excitaient plus la curiosité qu'elles ne la satisfaisaient... A croire qu'il le faisait exprès! C'était exaspérant, mais inutile de perdre son sang-froid et de laisser son interlocuteur se réjouir, il semblait bien prompt à se divertir au dépens des autres... Mais aurait-il pu lui reprocher vu ses actes antérieurs et ceux qu'il pouvait accomplir en ces lieux de mystères...? Certainement pas, du moins s'il avait été un individu raisonnable et moral. Mais un jeune homme qui a aimé sa soeur comme si elle avait été son amante peut-il être qualifié de raisonnable et moral? certainement pas non plus. De plus Ambroise était aussi prompt à condamner les autres qu'à être aveugle pour ses propres "fautes"...du moins était-ce le terme que l'on donnait à certaines de ses actions.

Il resta pensif un instant avant de réengager la conversation, espérant qu'il en apprendrait plus par l'action que par ses questions laissées pratiquement sans réponse...

"Si vous êtes dans l'impossibilité de me faire visiter l'ensemble du domaine, accepterez-vous du moins d'être mon guide en cet imposant manoir et de me montrer ce que vous connaissez?"

Plus il en apprendrait sur ses hôtes et leur domaine et plus il aurait de chance de sortir, d'échapper à ce maléfice. Car il en était certain, la magie qui semblait vibrer dans l'air devait être mauvaise, terrible et terrifiante. Cela avait quelque chose d'excitant autant qu'effrayant, comme une saveur interdite...